Qu’est-ce que le manque ? Ce trou dans l’âme, cette brûlure du cœur, cet insupportable appel d’air, ce sentiment brutal et soudain d’être parfaitement « incomplet » ? D’où vient donc cette impression de ne plus être abouti ? D’une intoxication ? Je suis intoxiqué par l’amour de ma mère, par l’amour d’un homme ou d’une femme, il ou elle est indispensable à mon équilibre biologique et affectif. D’un seul coup, catastrophe, ma drogue vient à manquer. Je deviens un puzzle dont il manque une pièce. Alors, soit la pièce est atypique, impossible à retrouver, à copier et je vais en chercher une autre, approximative, pour la faire entrer de force dans mon puzzle, soit au contraire je connais cette pièce, je sais exactement comment elle est faite, ses creux et ses bosses, j’y ai accès et immédiatement je la remplace : la nouvelle cigarette remplace l’ancienne, trouve sa juste place entre mes doigts et sa fumée dans mes poumons. Notre cerveau, qui est une merveilleuse machine à nous simplifier la vie, va donc s’employer à fabriquer des pièces de rechanges plus faciles à reproduire, à dupliquer : le tabac, l’alcool, le goût du sucré, la fièvre de consommer. Autrement dit, je révise mes standards, je troque mon besoin d’absolu contre des besoins plus abordables, des besoins d’entrée de gamme. C’est ainsi que nous vieillissons. De perte en perte, de frustration en frustration, nous devenons la somme de tous nos manques et nous avons l’aspect d’un puzzle mal foutu où un nombre incalculable de mauvaises pièces est venu remplacer les bonnes.